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Ça nous a pris un moment de comprendre comment fonctionnait le portable de l’Agent Spécial Smith. Un mot de passe était nécessaire pour obtenir la tonalité. C’est ce qui a été le plus long à déterminer. Je savais par Michael – qui prend son pied à deviner ce genre de choses – que la plupart des codes secrets étaient constitués de quatre à six chiffres. Le prénom de l’Agent Spécial Smith étant Jill, j’ai tapé 5455, et comme aurait dit ma mère, voilà[37] ! nous étions dans la place.

Sean voulait que je contacte une chaîne d’informations.

— Ils sont justes à l’extérieur des grilles, a-t-il plaidé, tout excité. Je les ai vus quand nous sommes arrivés. Vas-y, raconte-leur ce qui se passe.

— Du calme, morveux. Je n’appellerai pas la presse.

— Je commence à en avoir ras le bol que tu me traites de morveux, a-t-il braillé en cessant de sauter de tous les côtés. Pareil quand tu dis que je suis petit. Je suis presque aussi grand que toi, et j’aurai treize ans dans neuf mois.

— La ferme ! Nous n’avons pas beaucoup de temps avant qu’elle s’aperçoive de la disparition de son mobile.

J’ai téléphoné chez moi. C’est ma mère qui a décroché. Ils étaient en plein dîner, le premier de Douglas depuis son retour de l’hosto.

— Comment vas-tu, chérie ? s’est enquise ma mère. Ils te traitent bien ?

— Euh, ce n’est pas le mot. Passe-moi p’pa, s’il te plaît.

— Comment ça, ce n’est pas le mot ? Papa affirme que tu as une chambre ravissante pour toi toute seule, avec télé et salle de bains privée. Elle ne te plaît pas ?

— Si. P’pa est là ?

— Bien sûr. Où veux-tu qu’il soit ? Et nous sommes tous deux très fiers de toi.

Je n’étais partie que depuis quarante-huit heures mais, apparemment, ce laps de temps avait suffi à ma mère pour perdre complètement les pédales.

— En quel honneur ?

— L’argent de la récompense ! s’est-elle exclamée. Il est arrivé aujourd’hui. Un chèque de dix mille dollars, à ton nom, chérie. Et ce n’est qu’un début.

Bon sang ! Elle avait vraiment pété un câble.

— Le début de quoi ?

— Des revenus supplémentaires que tu vas générer grâce à tout ça. Pepsi est passé nous voir, chérie. Ils aimeraient que tu représentes la nouvelle marque de soda qu’ils ont inventée. Elle contient du ginkgo biloba, pour le cerveau, tu sais.

— Tu te moques de moi ! ai-je murmuré, la gorge soudain serrée.

— Non. C’est plutôt bon, d’ailleurs. Ils en ont laissé une caisse. Ils t’offrent cent mille dollars, Jessie ! Rien que pour te tenir devant une caméra et raconter qu’il y a des façons plus simples d’améliorer la vigueur de son cerveau que d’être frappé par la foudre.

En arrière-plan a résonné la voix de mon père, sévère :

— Elle ne le fera pas, Toni !

— Laisse-la donc décider toute seule, a répliqué ma mère. Si ça se trouve, elle aimera ça. Et je crois qu’elle sera très douée. Jess est beaucoup plus jolie que la majorité des filles qu’on voit à la télé.

Ma gorge était vraiment douloureuse, maintenant, mais je ne pouvais rien contre, puisque les armoires contenant les médicaments étaient fermées à clé.

— Je t’en prie, m’man, passe-moi papa.

— Une seconde, chérie, que je te raconte les progrès de Dougie. Tu n’es pas la seule héroïne de la famille, figure-toi. Dougie va bien, très bien même. Naturellement, sa Jess lui manque.

— Super. Il… n’entend plus de voix.

— Pas une seule. Pas depuis que tu es partie en entraînant tous ces vilains journalistes dans ton sillage. Tu nous manques, chérie. Par contre, ces affreux et leurs camions, pas du tout. Les voisins commençaient à se plaindre des marques de pas sur leurs pelouses, tu comprends. Tu connais les Abramowitz. Ils sont tellement chochottes, avec leur jardin.

Je n’ai pas relevé. De toute façon, je crois que je n’aurais pas pu parler, quand bien même je l’aurais souhaité.

— Tu veux dire bonjour à Dougie, chérie ? Lui a envie de te parler. J’ai préparé son dessert préféré pour fêter son retour à la maison, les gâteaux tunisiens aux noix et au miel. Ça m’embête un peu que tu ne sois pas là, je sais combien tu les adores aussi. Je vais t’en mettre de côté, tiens ! Ils te nourrissent bien, là-bas ? Ou est-ce cette horrible nourriture de l’armée ?

— Tout va bien. M’man, s’il te plaît, pourrais-je parler à…

Mais elle avait déjà tendu l’appareil à Douglas. Sa voix, grave mais toujours aussi hésitante, a retenti.

— Salut ! Comment va ?

— Bien, ai-je répondu en tournant le dos à Sean pour qu’il ne voie pas que je m’essuyais les yeux.

— Ouais ? T’as pas l’air très en forme, pourtant.

Éloignant le mobile de mon visage, je me suis raclé la gorge.

— Si, si, ai-je repris, une fois certaine que je n’allais pas fondre en larmes. Je suis désolée, Doug.

— De quoi ? s’est-il étonné. Ce n’est pas ta faute.

— En quelque sorte, si. Tous ces gens devant chez nous étaient là à cause de moi.

— N’importe quoi !

Et pourtant… je savais que j’avais raison. J’aimais à penser que Douglas était beaucoup moins fou que ma mère en était persuadée, n’empêche qu’il restait très fragile. Laisser tomber accidentellement un plateau dans un restaurant ne déclencherait pas un de ses incidents. En revanche, se réveiller et découvrir un tas d’étrangers armés de matériel cinématographique sur sa pelouse, si. Et comment, même !

C’est là que j’ai compris. Pour autant que je le veuille, je ne pouvais rentrer chez nous. Pas encore. Pas si je souhaitais que Douglas aille bien.

— Tu es bien traitée ? m’a demandé ce dernier.

J’ai regardé par les fenêtres grillagées. Dehors, le soleil se couchait, dessinant ses rayons sur le gazon proprement tondu. Au loin, j’apercevais une petite piste sur laquelle était posé un hélicoptère. Aucun hélicoptère n’avait décollé ou atterri depuis que j’étais là. Il n’y avait pas d’OVNI non plus, à Crâne. Il n’y avait rien, à Crâne.

— Bien sûr.

— Sans blague ? Parce que tu me sembles vachement déprimée.

— Non, ça va.

— Bon. Alors, comment vas-tu dépenser le fric de la récompense ?

— Aucune idée. Tu as une suggestion ?

— Papa aurait bien besoin d’un nouveau jeu de clubs de golf. Quoique… il n’a jamais le temps d’y aller.

— Je ne veux pas de clubs de golf ! a braillé mon paternel, en bruit de fond. Nous placerons cet argent pour payer les études de Jess.

— Une voiture pour moi ! a crié Mike.

Ça m’a fait rire.

— C’est seulement pour emmener Claire Lippman aux carrières désaffectées, ai-je expliqué à Doug.

— Alors, c’est du sérieux. Et maman adorerait changer de machine à coudre.

— Pour pouvoir nous concocter d’autres tenues assorties, ai-je souri. Et toi ?

— Moi ? (Sa voix commençait à sembler plus distante que jamais.) Juste que tu rentres à la maison, et que tout redevienne normal.

J’ai toussé, histoire de dissimuler que je m’étais remise à pleurer.

— Eh bien, ai-je repris, je serai bientôt là. Et tu vas le regretter, parce que je n’arrêterai pas de débouler dans ta chambre pour t’embêter.

— Tes invasions permanentes me manquent.

Cette fois, c’était trop.

— Je… je… ai-je hoqueté. Il faut que je raccroche.

— Un instant, p’pa veut que tu…

Mais j’avais coupé la communication. Je savais tout à coup qu’il ne servait à rien que j’informe mon père. Qu’aurait-il pu faire, de toute façon ? Et quand bien même, où serais-je allée ? Pas à la maison. Pas avec les journalistes et les représentants de Pepsi qui me traqueraient partout. Pour le coup, Douglas deviendrait carrément dingo.

— Jess ?

J’ai sursauté. J’avais presque oublié Sean. Je lui ai lancé un coup d’œil surpris.

— Quoi ?

— Est-ce que par hasard tu… Mais oui ! s’est-il écrié, ahuri.

— Je quoi ?

— Tu pleures. Pourquoi donc ? a-t-il ajouté en fronçant les sourcils.

— Pour rien. Et d’ailleurs, ai-je précisé en essuyant mes yeux du revers de ma manche, je ne pleure pas.

— Quelle menteuse ! Ça me…

— Pas de grossièretés ! ai-je ordonné en composant un autre numéro.

— Pourquoi ? Tu en dis bien, toi. Qui appelles-tu, maintenant ?

— Quelqu’un qui va nous sortir d’ici, et plus vite que ça !